Pour la juge en chef, « il faut toujours pousser » pour l’accès à la justice en français au Manitoba |RADIO-CANADA|
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RADIO-CANADA – Thibault Jourdan, publié le 29 janvier 2024
Quelques mois après avoir été nommée juge en chef de la Cour d’appel du Manitoba, Marianne Rivoalen explique comment elle voit la place du français dans le système judiciaire provincial, ses défis et le rôle qu’il prendra dans la modernisation et la numérisation de l’appareil judiciaire.
Cette entrevue a été synthétisée à des fins de clarté. L’ensemble des sujets abordés, dont la numérisation des tribunaux, sont approfondis dans l’entrevue disponible en version audio en cliquant sur les liens insérés dans l’article.
Vous remplacez l’ancien juge en chef Richard Chartier, qui a fait une grosse contribution au français dans le système judiciaire au Manitoba. De votre côté, comment pouvez-vous favoriser l’accès à la justice en français?
D’abord en m’assurant que j’ai des juges bilingues à la Cour, bien sûr, pour pouvoir entendre les causes, des appels en français ou dans les deux langues officielles, et aussi le personnel nécessaire pour offrir le service aux justiciables.
Il faut aussi s’assurer que, un peu comme toute cette histoire de traduction, d’interprétation, le personnel soit en place pour pouvoir offrir les services pour les justiciables manitobains.
C’est aussi d’être proche de la communauté francophone pour comprendre ses besoins. Comme vous le savez peut-être, je suis très proche de l’Association des juristes d’expression française (AJEFM) et j’ai demandé justement à l’association des juristes et à Infojustice de me laisser savoir si jamais il y avait des problèmes d’accès à la justice en français.
Je ne suis pas au courant de tout, mais si on vient me dire, si on m’écrit pour dire qu’il y a des pépins, je pourrai essayer de les résoudre autant que possible. Pour les résoudre, il faudrait des fois que j’aille parler à l’exécutif, au ministre de la Justice, pour trouver des solutions pour s’assurer que les justiciables aient accès dans les deux langues officielles.
C’est un dossier qui me tient beaucoup à cœur parce que c’est un peu mon propre cheminement, comme jeune avocate bilingue qui offrait des services pour les personnes en droit de la famille qui voulaient faire leur dossier en français. Donc ça fait longtemps que je travaille dans le domaine de l’accès à la justice en français au Manitoba.
Dans une province où l’énorme majorité des procédures se déroule en anglais, où beaucoup de l’infrastructure de l’appareil judiciaire est anglophone, quelle place y a-t-il pour le français dans les tribunaux?
Le français dans les tribunaux a sa place à 100 % avec l’anglais. On devrait avoir accès aux services semblables, c’est un droit constitutionnel. Je pense que la place est là, ça ne changera pas. On a le droit de procéder dans les deux langues, point final.
Il y a eu certaines avancées récemment concernant le français dans le système judiciaire. Est-ce qu’il existe une certaine impulsion pour le français dans le milieu juridique manitobain en ce moment?
Je pense qu’il y a un renouveau, disons. Je pense aussi qu’on fait plus attention au fait qu’on a le droit de procéder dans les deux langues ou en français.
Quand je suis allée à l’assemblée générale annuelle de l’AJEFM, j’étais très impressionnée. Il y avait quand même une cinquantaine de personnes, et des jeunes! Ça m’encourage beaucoup de voir ça.
Quand j’étais jeune avocate et faisant partie de l’association des juristes, il y avait quand même des personnes clés. Des Rhéal Teffaine, des Jean-Paul Boily, Antoine Fréchette, Michel Monnin, Marc Monnin, Guy Jourdain qui est toujours là.
Je pense qu’il y a eu un peu un creux à un moment donné, mais là j’ai l’impression qu’il y a plus de monde et qu’ils sont plus jeunes. Je pense que le fait qu’Infojustice et l’Association des juristes ont eu de l’argent du fédéral pour financer certains projets, ça a un énorme impact sur les deux organismes et le fait qu’ils sont capables d’offrir des services en français.
Je pense que ça démontre qu’il y a plus d’intérêt. Il y a plus de personnes qui savent que ces deux institutions existent. Pour répondre à la question, je trouve que oui, il y a plus d’intérêt, probablement à travers le Canada aussi. J’ai l’impression que ce n’est pas juste au Manitoba.
Lors de l’AGA de l’AJEFM, vous avez indiqué qu’il y aura des juges unilingues qui partiront cette année. Qu’attendez-vous de la part des francophones qui travaillent dans le monde judiciaire dans la province?
Qu’ils fassent une demande pour la magistrature. S’ils sont intéressés par devenir juge, c’est le moment propice de faire une demande au niveau fédéral parce qu’il y a des postes vacants puis on a besoin de ça, notamment à la division de la famille parce qu’il n’y a toujours pas de juge bilingue depuis que je suis partie.
Mon intention, c’était d’encourager les jeunes avocats qui ont les critères, comme 10 ans d’expérience au barreau, de faire demande.
Depuis votre entrée en fonction, vous avez appris qu’il n’y a plus de fonctionnaires provinciaux pour faire de la traduction pour les tribunaux. Est-ce un problème qui se poursuit et en quoi cela affecte le fonctionnement de la justice au Manitoba?
Ça, c’est intéressant. Je suis partie pendant cinq ans et lorsque je suis revenue, on m’a dit qu’il n’y avait plus de traducteur qui travaillait pour la province. Tout se faisait à la pige. Pour l’interprétation, c’est la même chose.
Juste après l’assemblée générale annuelle de l’AJEFM, j’ai rencontré Teresa Collins, qui est la directrice du Secrétariat aux affaires francophones au Manitoba. C’est elle qui est responsable du dossier de l’interprétation et de traduction pour la province, pas juste pour le ministère de la Justice, mais en général.
On essaie de trouver des pistes de solution pour répondre aux besoins, puis je pense qu’il y a des choses qui vont peut-être pouvoir se faire, comme collaborer avec d’autres provinces de l’Ouest pour essayer de trouver un bassin, disons, de personnes qualifiées qui pourront faire la traduction juridique.
L’interprétation, c’est un peu plus difficile parce que normalement, la personne doit être sur place à la Cour pour faire l’interprétation. Des fois, peut-être qu’on pourrait le faire par vidéoconférence, c’est moins bien, mais en tout cas, on va essayer de trouver des pistes de solutions.
Depuis que j’ai fait ces remarques-là, c’est intéressant parce que j’ai eu des échos que même à Ottawa, ils ont du mal à trouver des jurilinguistes, comme des personnes qui sont formées en traduction et en droit, et donc il y a quand même une pénurie de personnes qui peuvent offrir ces services. C’est encore un problème au niveau canadien, pas juste au Manitoba.
Vous avez eu une rencontre en octobre avec le nouveau sous-ministre de la Justice. Quels sujets avez-vous abordés avec lui? Quelles préoccupations avez-vous mises en avant, notamment concernant l’accès à la justice en français?
J’avais soulevé la question de la traduction et de l’interprétation. C’était aussi la première fois que je le rencontrais, alors c’était plus pour avoir une idée de qui il était.
Mon dossier qui me préoccupe le plus, c’est bien sûr la numérisation des dossiers à la Cour d’appel et la transformation de nos deux salles d’audience pour s’assurer qu’on peut quand même fonctionner de façon adéquate avec la technologie.
Pourquoi est-ce que l’accès à la justice en français vous est cher?
Je pense que c’est parce que je suis Franco-Manitobaine. J’ai été élevée dans les deux langues. Quand je travaillais comme avocate, je m’assurais que mes clients avaient accès aux services en français à la Cour. C’est un droit constitutionnel, ça fait partie de notre histoire. Il faut être fier de qui on est, il ne faut jamais lâcher. C’est juste dans mon ADN, je pense.
Il faut aussi toujours pousser, parce que si moi je ne pousse pas, qui pousserait? Au niveau que je suis maintenant comme juge en chef du Manitoba, l’accès à la justice pour la minorité francophone, c’est un dossier important, aussi important que d’autres dossiers à la Cour.
Comment jugez-vous la qualité de l’accès à la justice en français à l’heure actuelle au Manitoba?
Ici, le défi c’est de trouver du personnel bilingue. Trouver une adjointe bilingue, trouver des greffiers bilingues… C’est ça le défi au Manitoba, c’est pas qu’on n’a pas la volonté ou on ne veut pas le faire, c’est de trouver le personnel qui est qualifié parce que malheureusement, j’ai l’impression que des fois il faut chercher à l’extérieur du Manitoba pour pouvoir trouver du monde qualifié qui est capable de travailler en français.
Et même, je dirais, au niveau du gouvernement, ce n’est pas qu’ils ne veulent pas payer, c’est qu’ils ne trouvent personne pour le faire. C’est l’impression, en tout cas, que j’ai en ce moment.
Mais j’ai eu la chance quand même de travailler cinq ans à la Cour fédérale, ça m’a vraiment permis de voir que la justice dans les deux langues, ça peut se faire à travers le Canada, mais il faut avoir les ressources et le personnel pour le faire.
Pour terminer sur l’accès à la justice en français, quelles sont les choses qui, selon vous, doivent être améliorées et selon quelles priorités?
La priorité c’est de trouver le personnel compétent dans les deux langues. Il y a même des postes vacants d’adjoint ou de greffiers en ce moment.
Je sais que le gouvernement a fait des concours pour trouver des adjoints pour travailler avec les juges, mais les personnes qui étaient intéressées n’étaient pas compétentes en français. Donc c’est ça le gros défi dans l’Ouest canadien en général, c’est de trouver du monde qui sont du Manitoba ou qui veulent venir au Manitoba.
Pour l’avenir, ça m’inquiète franchement. D’un côté, c’est bien de voir tous les juristes, les jeunes juristes bilingues. Ça, c’est très réconfortant, mais c’est de trouver le personnel de soutien qui est un peu plus difficile, je pense.
Qu’est-ce qui peut être fait, à votre avis, pour essayer de résorber cette pénurie?
Il faudrait aller faire du recrutement en Ontario puis au Québec, je pense. J’avais même proposé à Teresa Collins de faire un recrutement dans les universités comme McGill, qui ont des programmes peut-être de jurilinguiste ou de traduction, et de juste dire qu’on est là, on existe, d’inciter les gens à venir faire un stage.
Parlons maintenant du chantier de la numérisation des tribunaux au Manitoba qui est en cours. Comment tenir compte du français dans la modernisation et le virage numérique des tribunaux?
On va travailler là-dessus. Le contrat de la province est avec Thomson Reuters qui a fait un contrat semblable avec la Cour supérieure en Ontario. Ils ont déjà, je pense, un peu touché à l’aspect français en Ontario, parce qu’ils offrent quand même certains services en français.
C’est sûr que lorsqu’on va pouvoir déposer des documents de façon électronique, les documents en français seront déposés aussi. Je suis très consciente du fait qu’il faut que ça fonctionne dans les deux langues.
C’est sûr qu’il y aura très peu de dossiers en français. Mais peut-être qu’il y en aura plus maintenant que je suis ici aussi, maintenant qu’il y a plus de jeunes avocats qui veulent déposer leurs documents en français.
En termes d’échéancier, on estime que ce projet de numérisation devrait se terminer quand?
Je dirais septembre 2025. C’est pas juste le dépôt électronique, c’est tous les documents de la Cour. Tout sera numérisé donc on le fait par étape, mais c’est ça en principe.
On va pouvoir entièrement fonctionner en numérique, avec des audiences virtuelles, au greffe, etc.